Je clique donc je suis ! L'apport des sciences de la communication

L’étude de la communication en ligne sur les plateformes numériques met en lumière les risques de dépendance de ces espaces aux frontières floues. Entretien avec le Professeur Marcel Burger, directeur du Centre de linguistique et des sciences du langage et spécialiste de la communication publique et du numérique.

Monsieur Burger, la thématique de ce journal s'intitule Addictions et numérique. Un sujet complexe. Comment l’envisagez-vous au prisme des sciences de la communication et du numérique ?

Les plateformes numériques sont pensées pour que les utilisateurs les utilisent le plus souvent (et le plus longtemps) possible: on cherche à fidéliser des consommateurs. Sur une plateforme de partage de vidéos par exemple, la multitude de vidéos à disposition des utilisateurs a pour fonction de capter l’attention et d’accomplir des activités variées: visionner, partager, commenter, rester en contact en se connectant. Des designers travaillent pour optimiser ces espaces et rentabiliser les fonctionnalités. Le numérique est un marché au potentiel commercial extraordinaire.

Quelles sont les conséquences de l’avènement du numérique sur la communication ?

On peut faire la distinction entre la communication et la post-communication. Prenons le premier terme, que l’on connaît mieux. Dans le monde ordinaire hors ligne, on peut envisager la communication comme la production de messages qui vont atteindre leur public avec l’idée que le public va décoder ce message et le comprendre. Prenons l’exemple d’une pizzeria qui cherche à promouvoir un nouveau service de livraison à domicile. Un tout-ménage est déposé dans les boîtes aux lettres dans plusieurs quartiers de la ville. La proportion des messages effectivement lus en distinction de la quantité de messages communiqués est très faible et cette forme de communication est donc particulièrement coûteuse et peu rentable.

Avec le numérique, on entre véritablement dans l’ère de la post-communication: par le numérique, le communicateur peut cibler les consommateurs potentiels de manière extrêmement précise. Plutôt que de payer quelqu’un pour la livraison des dépliants dans les boîtes, le communicateur de la pizzeria envoie ce message par email ou par le biais d’autres dispositifs numériques comme Instagram par exemple. Le message est ainsi délivré à des gens dont l’identité est stockée dans une base de données sous rubrique ‘amateurs de pizza’. Autrement dit, le communicateur cible et atteint en premier lieu des gens reconnus par les dispositifs comme étant des clients potentiels pertinents. Ainsi, la proportion du public ciblé qui va véritablement lire le message est beaucoup plus grande, il y a moins de perte.

Comment cet utilisateur est-il connu ?

Plutôt que de payer les personnes qui vont délivrer les dépliants dans les boîtes aux lettres, on va payer des entreprises de collecte de données numériques à propos des utilisateurs des différentes plateformes. Elles vont les catégoriser, produire une banque de données de quelques millions de mangeurs de pizza en Suisse, et finalement vendre ces informations aux pizzerias. On voit que le marché de l’attention se complète du marché des données identitaires qui permettent de configurer la bonne cible. L’exemple de la pizzeria a tout de même une contrepartie physiologique : il faudra livrer la pizza à domicile. Inutile de collecter les données des mangeurs de pizza de Washington ou de Kuala Lumpur ! Mais avec les produits numériques immatériels comme la musique, les films ou les textes, on peut avoir une banque de données globale et délivrer ces biens dans le monde entier par le biais d’un clic de souris numérique.

On comprend bien la dimension utilitaire, mais qu’en est-il du risque pour les utilisateurs ?

Dans le monde numérique, on est ciblé constamment, pour peu qu’on existe dans les bases de données des entreprises qui cherchent à nous cibler. On fait tous cette expérience désagréable d’être notifié sur nos téléphones mobiles plusieurs fois par jour et chaque jour. Notre attention est constamment mobilisée par les dispositifs, de jour comme de nuit. Le risque que je vois aujourd’hui, c’est de ne pas réussir à gérer cette mobilisation. De plus, on vit dans un univers où le rapport aux réalités sociales est complexifié. La frontière entre ce qui existe pratiquement et ce qui existe virtuellement est totalement brouillée. Cette culture de «post-vérité» engendre deux enjeux majeurs pour les utilisateurs.

Prenons tout d’abord le cas des jeux vidéo, qui est le marché du numérique actuellement le plus rentable. Depuis leur canapé, des utilisateurs passent un nombre d’heures impressionnant dans des mondes virtuels. Or, le but avoué des producteurs de jeux vidéo, c’est que les réalités virtuelles se substituent à la réalité hors ligne. Les nouvelles générations sont confrontées à des offres d’univers (on pense au Metavers de Facebook ou à ses concurrents Google ou Disney) qui les fidélisent pour qu’ils n’en sortent pas. Le brouillage des réalités est finalement un brouillage de la corporéité : l’activité du corps se limite à sa transposition dans le virtuel.

Le Professeur Daeppen parle, dans son ouvrage, de «l’addiction à l’autre» (2022 : 236), et par extension de l’addiction aux célébrités. On suit les «stars», on les admire, mais il n’est pas rare qu’elles nous déçoivent aussi car elles sont «humaines». J’ai beaucoup discuté avec des étudiants asiatiques - des ingénieurs - qui sont des fans de ce qu’on appelle des «idoles virtuelles» : des créatures en 3D qui ont une morphologie humaine et œuvrent dans des domaines comme la musique ou la mode. Ces créatures ont une immense popularité sur les réseaux sociaux et même au-delà. On peut les retrouver par exemple dans un défilé de mode, parmi les modèles en chair et en os. Ces idoles virtuelles sont totalement vertueuses. Jamais elles ne vont à l’encontre d’une norme sociale, n’alimentent un scandale, et donc jamais elles ne déçoivent leur base de supporters.

N’est-ce pas finalement une utopie ?

Oui, mais c’est une utopie réalisée ! Les prochaines générations seront confrontées à des figures publiques virtuelles qui remplaceront les célébrités en chair et en os. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce ne sont pas des hologrammes, ce sont de véritables créatures en 3D. Elles cassent les cadres ordinaires de ce qui constitue la corporéité de l’humain. Le rapport à la temporalité et la spatialité des corps (donc le fondement de l’humain) est redéfini. Et la frontière entre le réel et le virtuel est complètement brouillée.

Cette « addiction à l’autre » n’est-elle pas aussi visible dans la construction identitaire en ligne ?

Oui, c’est une thématique extrêmement complexe. Elle n’est pas propre au numérique mais inhérente à la communication humaine. Communiquer revient souvent à chercher à augmenter son capital sympathie personnel et donc à mettre en évidence son « moi ». Mais en même temps, c’est aussi s’adresser à une cible, un « toi » ou un « vous ».

En m’adressant à l’autre que je cible par la communication, « je » fais le postulat que mon message est important pour cet autre. L’intérêt dépasse donc le «moi» et s’oriente vers un « toi » qui fait partie d’un «vous», un collectif. Avec la post-communication et la post-vérité, le numérique, on l’a vu, modifie la frontière entre le «moi» et le «nous», ou le «moi» et le «vous». Ainsi parler de soi est présenté d’emblée comme étant d’intérêt pour l’autre et la collectivité. C’est l’exemple typique de la photo du repas postée sur Instagram. On partage un instant de réalité unique et personnel en postulant que ce qu’on a à dire intéresse la collectivité.

Les mécanismes d’addiction sont étroitement liés au circuit de la récompense. Comment l’envisagez-vous dans les sciences du numérique ?

En communication de masse, le grand défi de la presse écrite par exemple, c’est que le lecteur ne passe pas plus que trois minutes à lire le journal. Avec le numérique, cet objectif de garder l’attention des utilisateurs se réalise beaucoup plus facilement, grâce à deux types de récompenses. Soit la communication est très attractive (on reçoit un gain symbolique), soit la gratuité du produit commercial délivré en ligne est la récompense (on pense par exemple aux plateformes de streaming). Derrière l’attractivité (qui fait lire, écouter, voir) et la gratuité des produits en ligne (qui fait consommer), on observe bien sûr la logique publicitaire mais plus fondamentalement la récolte des données identitaires dont on parlé. Plus l’utilisateur se connecte, plus il laisse de traces. Et plus les traces sont nombreuses, plus la banque de données identitaire concernant l’utilisateur est riche, détaillée. Ce qui augmente sa valeur marchande publicitaire.

Un discours optimiste sur le numérique est possible, tout en ayant une forme de conscience de la traçabilité des données, du marché de l’attention ou encore de la logique des récompenses et en veillant à ce qui se passe en nous et autour de nous lorsqu’on se « déconnecte » pour un temps.

Interview réalisée par Laetitia Gern

Source : « Addictions et numérique », Exister Journal de la Croix-Bleue romande, n°29 Septembre 2022.

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