L'alcool au féminin : Une question de représentation(s) ?

Pour nombre de personnes, la consommation d’alcool n’est ni excessive, ni problématique, ni addictive. Or, quand elle le devient, les difficultés tant sur le plan biologique, psychique que social sont manifestes, pour les hommes comme pour les femmes.

A cela près que dans leur rapport à l’alcool, les femmes ne sont pas égales à leurs homologues masculins. Notamment sur le plan biologique. En effet, la consommation d’alcool des femmes a des conséquences cliniques différentes : «une moindre consommation entraînant une alcoolisation plus rapide, notamment parce qu’à poids et consommation égaux, le taux d’alcoolémie d’une femme est 1,2 fois supérieur à celui d’un homme » (Taschini, Urdapilleta, Verlhiac, Tavani, 2015). Sur le plan psychosocial, les représentations autour de la consommation n’échappent pas, là encore, à de fortes distinctions entre les hommes et les femmes : il y aurait un « bien boire » et un « mal boire » tous deux issus cette fois, non pas de différences intrinsèques, mais de constructions sociales (ibid). En effet, une consommation jugée comme excessive est évaluée plus négativement quand le consommateur est une femme que lorsqu’il est un homme (Karoll, 2002 ; Nolen-Hoeksema, 2004). Ces représentations s’inscrivent dans une temporalité et sont soumises aux normes d’une époque.

 

Les stéréotypes ont la vie dure

 

Depuis l’Antiquité, dans les sociétés occidentales, mais encore à l’heure actuelle, la consommation excessive d’alcool des femmes est assimilée à un stéréotype féminin très marqué : il est associé à des comportements potentiellement adultérins, voire à une immoralité, incompatibles avec l’image de l’archétype féminin (Villard, 1988). La femme, gardienne et garante des valeurs morales de la famille, ne peut y déroger : les femmes qui boivent trop seraient vues comme désinhibées et il de- viendrait alors possible de leur attribuer un abandon de leurs interdits moraux. (Taschini, Urdapilleta, Verlhiac, Tavani, 2015). Au XIXème siècle, en France, les représentations sociales de l’alcoolisme sont alors très emblématiques de la misère économique et morale de l’époque ou l’apanage des artistes. La consommation est excessive et visible mais le consommateur est majoritairement un homme (INSERM, 2003). Si boire est un devoir dans l’acception du stéréotype de l’homme qui consomme, il est toutefois exhorté à garder sa consommation sous contrôle (ibid, 2015). Pour les femmes, à l’inverse, la sté- réotypie de leur consommation est quant à elle totalement prohibée, elles se doivent d’être nécessairement sobres. Il est ainsi admis dans la norme que les hommes peuvent consommer, à condition qu’ils contrôlent leur consommation. En revanche, celle des femmes doit rester invisible, clandestine.

 

Dans un cas comme dans l’autre, les conséquences de ces stéréotypes sur les personnes concernées induisent une prédisposition à des comportements de honte et de culpabilité, mais de façon bien plus accentuée pour les femmes. En effet, des études ont démontré que les attributs de l’alcool au masculin étaient majoritairement plus positifs que ceux des femmes (Gaussot & Palierne, 2010). A l’alcool des hommes, festif, social ou sous l’effet d’un groupe, s’oppose celui plus clandestin et solitaire des femmes. Cette solitude serait synonyme d’une personnalité dissimulatrice et pathologique. Autre stéréotype qui vient percuter de plein fouet les valeurs liées à la féminité et à la maternité. Le jugement négatif et la pression sociale sur la femme qui consomme expliqueraient cette stigmatisation sociale plus importante que pour les hommes.

 

Les représentations, les stéréotypes de genre (soit les différences des rôles sociaux attribués à l’un ou l’autre sexe), s’inscrivent donc dans une certaine logique, nous disent les spécialistes (Suissa, Lalart, 2020). La stigmatisation liée à la consommation d’alcool chez les femmes en est une manifestation. Ainsi, une «femme abusant d’alcool sera stigmatisée et jugée plus sévèrement qu’un homme ayant bu la même quantité d’alcool» (Suissa, Lalart, 2020).

 

Femmes des années 80

 

Dès les années 1980, la norme, quant à la consommation d’alcool chez les femmes, devient quelque peu plus égalitaire. Les différences tendent à s’estomper, en particulier dans les milieux aisés. La consommation rime pour certaines avec émancipation et confiance en soi.

 

A l’heure actuelle, des publicités et concepteurs de séries télévisées à grande audience notamment, n’hésitent pas à valoriser la consommation féminine. Une étude (Bréhonnet, Gallopel-Morvan, Gabriel, 2014) relevait que les placements de produits alcoolisés ont un impact sur l’attitude puis sur le désir ou l’aversion de consommation d’alcool auprès des jeunes, ces derniers étant en lien avec les émotions ressenties. Or, quand la mise en scène est positive, les filles manifestent une plus grande sensibilité à la consommation d’alcool (ibid).

 

Cette égalité de représentation est toutefois relative. En effet, le contexte et le comportement des femmes qui consomment se cristallisent encore majoritairement sous la loupe des représentations traditionnelles et de la différence des genres (Pecqueur, Moreau, Droniou, 2016). L’image d’une femme qui consomme reste très empreinte d’un jugement négatif, à la fois un comportement déviant, de désinhibition, une échappatoire, inacceptables pour la norme en vigueur. Les femmes concernées par une relation problématique à l’alcool restent largement stigmatisées. Parfois durant de nombreuses années, leurs souffrances relayées à la clandestinité et à l’intériorisation, toutes deux moins honteuses que l’affrontement du jugement d’autrui.

 

Inégalités hommes-femmes

 

D’un côté, certaines différences entre l’alcool au féminin et au masculin tendent à être rabotées. De l’autre, les inégalités persistent, certaines étant structurelles. Sur le plan biologique, rappelons-le, elles sont très importantes. Nous pouvons du reste interroger ce marketing influent et répétitif qui semble en ignorer les conséquences pour certaines femmes.

 

Les normes sociales, nous le mentionnions, jouent un rôle majeur dans les représentations et les stéréotypes de genre traduits très différemment dans la consommation d’alcool des hommes. Cette différence dans le traitement de l’information perçue, influence les comportements et les attitudes, favorise une catégorisation et entraîne avec elle son lot d’injustices invisibles puisque normalisées...

 

« Le statut de femme qui consomme, lourd stigmate socialement construit, se déride peu à peu. »

 

Dans notre pratique, nous accueillons régulièrement des femmes qui osent sortir de l’ombre et du silence. Nous travaillons avec la personne notamment à réduire ces injustices. La honte et la culpabilité sont progressivement nommées et contextualisées. Ce travail de conscientisation et d’émancipation permet de mettre en perspective les atouts de chacune. Le statut de «femme qui consomme», lourd stigmate socialement construit, se déride peu à peu. La pluralité des personnalités s’exprime, leur identité ne se résumant pas au produit. Les femmes témoignent des diverses et multiples expériences qui leur ont permis de se construire, pour elles-mêmes mais également avec autrui. Cet accent sur le lien social est par ailleurs primordial.

 

La norme, cloud de nos représentations, mute au fil du temps. Nous avons chacun et chacune la chance d’y participer et de l’influencer positivement.

 

Irène Accietto
Collaboratrice sociale, Section genevoise

 

Bibliographie :

BRÉHONNET, G. (2014). L’impact de la présence d’alcool à l’écran sur le désir de consommer de jeunes Français : effet de la valence et du sexe. Journal de gestion et d’économie médicales, 32(3), 175–188. doi.org/10.3917/ jgem.143.0175

GAUSSOT, PALIERNE & LE MINOR (2016), Rapport au « boire » et au risque en milieu étudiant : dépassement ou déplacement du genre ? , SociologieS [Online], Dossiers, Les risques liés à l’incertitude : quels effets sur le système de genre?, journals.openedition.org/sociologies/5747

PECQUEUR, M. (2016). Identités de genre et consommation d’alcool : L’évolution des pratiques festives juvéniles à travers les générations. Agora débats-jeunesses, 74(3), 39–. doi.org/10.3917/agora.074.0039

SUISSA, J. (2020). Alcoolisme et stigmatisation : repères sociohistoriques et importance des liens sociaux. Écrire le social, 2(1), 64-71. doi.org/10.3917/ esra.002.0065

TASCHINI, U. (2015). Représentations sociales de l’alcoolisme féminin et masculin en fonction des pratiques de consommation d’alcool. Cahiers internationaux de psychologie sociale, 107(3), 435–461. doi.org/10.3917/ cips.107.0435