Julie Péron est Professeure et chercheuse à l’Université de Genève. Lauréate du prix Nelson Butter 2024, décerné par l’Académie américaine de neuropsychologie, elle a accepté de nous expliquer ce qu’est une habitude et de décortiquer les liens entre addiction et système de la récompense. Interview.
Julie Péron, vous êtes spécialiste de l’habitude. Comment étudiez-vous ce phénomène?
J’appartiens au champ de la neuropsychologie et notamment la neuropsychologie clinique, qui fait des liens entre le cerveau et les comportements humains. Ceux-ci sont appréhendés au sens large et comprennent des facettes variées : les émotions, la cognition, la mémoire, le langage, le raisonnement ou encore la prise de décision. Dans ce champ, l’étude de l’habitude s’est imposée via ce qu’on a observé avec des patients qui présentent une lésion dans le cerveau. On peut alors éclairer les liens entre la destructuration du cerveau et les comportements et ainsi prendre en charge les personnes présentant ces pathologies. C’est mieux comprendre pour mieux soigner.
Sur quelle pathologie avez-vous travaillé?
Dans le cadre de mon doctorat, j’ai travaillé sur les effets d’une technique neurochirurgicale qui s’appelle la stimulation cérébrale profonde. Il existe d’ailleurs des essais thérapeutiques dans le domaine des addictions en France. Ma recherche portait sur les patients atteints de la maladie de Parkinson. Cette technique vient inhiber l’hyperactivité de structures neuronales qui dysfonctionnent en plaçant une électrode dans le cerveau, qui va envoyer des petites impulsions électriques destinées à remodeler l’activité cérébrale. Chez les patients parkinsoniens, on constate une amélioration motrice majeure qui leur permet de marcher normalement. On a cependant observé chez certains autres des effets secondaires indésirables. On s’est alors intéressé au concept d’habitude, développé en recherche fondamentale sur la souris pour comprendre le conditionnement, le renforcement ou le circuit de la récompense. La notion d’habitude avait été abandonnée dans les années 70 et nous a semblé pertinente pour éclairer la recherche sur le Parkinson, les TOC et les addictions.
Il y a donc un lien entre le circuit de la récompense et la maladie de Parkinson?
Oui. Le circuit de la récompense est un circuit très diffus qui inclut une zone préfrontale au-devant du cerveau et des structures sous-corticales dans lesquelles on peut placer des électrodes pour améliorer les symptômes de la maladie de Parkinson. Ces structures au cœur du cerveau sont impliquées dans le circuit de la récompense. Quand un comportement est répété dans un certain environnement et qu’une récompense est associée à ce comportement, le cerveau va essayer de prédire ce qui va se passer. Ce qu’il faut savoir, c’est que le cerveau est toujours en recherche d’économie d’énergie.
Comment définissez-vous l’habitude ?
Il y a une définition qui fait relativement consensus, qui considère que les habitudes impliquent l’acquisition de comportements qui vont être séquentiels, répétitifs, et induits par des déclencheurs internes ou externes et qui peuvent être réalisés jusqu’à leur terme sans contrôle conscient.
Prenons l’exemple du brossage des dents, habitude acquise par apprentissage. On n’a ensuite plus besoin de contrôler les mouvements. Sur le plan moteur, les actions sont réalisées de manière inconsciente. Quand il y a répétition et que le résultat positif est toujours le même, le cerveau peut réduire l’énergie allouée à ce comportement pour libérer des ressources ailleurs.
C’est ce qu’on appelle le chunk?
Oui, c’est une sorte de tronçonnage de morceaux. Le cerveau va essayer d’en faire une grosse brique pour libérer de l’espace. L’habitude est alors la signature cérébrale de ce phénomène. En fait, le système de la récompense permet l’automatisation. Les actions sont alors effectuées de manière inconsciente.
A ce titre, l’exemple de la conduite est intéressant. S’il est vrai que l’on conduit souvent sans contrôler chaque action et en pensant à autre chose, on peut sortir de cette automatisation à tout moment. Par exemple, s’il y a un danger, on revient vers un comportement dirigé vers un but. Ce système de la récompense est un système dual avec d’un côté les habitudes et de l’autre les comportements dirigés vers un but. Ce sont les deux faces d’une même médaille. Si l’une des deux dysfonctionne, un déséquilibre se crée et peut mener à la pathologie. En réalité, on peut tous être victime à un certain degré de ce phénomène. C’est ce qu’on appelle des actes manqués, des erreurs dans nos comportements dirigés vers un but.
Nos actions sont donc toujours dirigées vers un but ?
Non. Prenez l’exemple suivant : vous sortez d’une pièce et appuyez sur l’interrupteur pour éteindre la lumière. Vous réalisez que la lumière était déjà éteinte. L’interrupteur a été le signal déclencheur pour mettre en œuvre ce chunk, cette habitude d’éteindre la lumière quand vous quittez une pièce. Dans ce cas, le résultat était contraire au but recherché.
Une habitude se forme lorsque trois conditions sont réunies : de la répétition, un environnement plus ou moins le même et une récompense. Ensuite, le comportement peut être réalisé sans qu’il y ait de récompense effective. Voir le signal suffit au cerveau pour envisager la récompense et mettre en œuvre le comportement.
D’où le lien avec le champ des addictions?
Les personnes qui travaillent sur les addictions utilisent ces modèles. Lorsqu’une personne dépendante a un signal externe (olfactif, auditif) ou interne (des modifications hormonales, une heure de la journée ou un évènement dans l’année), il est difficile de ne pas y répondre. Le stimulus déclencheur est le point de vulnérabilité d’une habitude. Voilà pourquoi il est important d’agir sur l’environnement pour en écarter certaines et en créer de nouvelles. C’est ce qu’on appelle des techniques de renversement des habitudes. On l’utilise notamment dans le traitement des TIC, je pense par exemple au syndrome de Gilles de la Tourette. Pour parer à l’anxiété, les patients se réfugient dans des cycles comportementaux qui les font souffrir. On va alors accompagner la personne dans la réalisation d’une nouvelle activité qui mobilise par exemple le même muscle que dans un geste répétitif (par exemple se mordre la joue ou se faire du mal).
La stimulation du noyau subthalamique est prometteuse. Des travaux sur des souris ont montré que la stimulation de cette partie du cerveau faisait disparaître la dépendance à la cocaïne mais engendrait une dépendance au sucre. On peut avoir un effet sur les habitudes. Ce qui est compliqué dans le cas des addictions, c’est que la substance elle-même active un système cérébral et le modifie.
Dans votre expérience clinique, comment avez-vous accompagné des personnes dépendantes?
Dans l’accompagnement, il est important de disséquer les différentes étapes d’une habitude et de comprendre quelles récompenses y sont associées. Face à la culpabilité, ressentie par de nombreux patients, j’encourage à considérer les limites du cerveau humain. Les facultés de celui-ci peuvent être encore diminuées par l’émotion, le stress ou l’anxiété. D’où l’importance d’un monitoring émotionnel constant et d’accompagner les patients à identifier les points de vulnérabilité et alors à changer d’environnement ou à modifier celui-ci.
Le rôle de la personnalité dans la chronicisation d’un trouble mérite d’être pris en compte. J’ai pu remarquer que de nombreuses personnes qui présentaient des addictions avaient un très fort potentiel d’apprentissage et une grande intelligence. Elles avaient de très hautes performances lorsqu’elles passaient des tests psychométriques. Elles apprennent très vite et malheureusement aussi les addictions. Ce circuit de la récompense est finalement aussi un circuit de l’apprentissage. Le cerveau le mobilise pour libérer des ressources qu’il peut mettre à disposition ailleurs.
Interview réalisée par Laetitia Gern, responsable de la revue Exister. Cet entretien fait partie du numéro intitulé "Alcool et habitudes", paru en août 2024.