Le sport, une fenêtre thérapeutique selon les sciences du sport

Un rapport problématique au sport entre dans le champ des addictions comportementales. Où est la limite? Sur un continuum entre le «pas assez» et le «trop», le sport se révèle une véritable fenêtre thérapeutique. Entretien avec le Professeur Francesco Botrè, de l’Institut des sciences du sport à l’Université de Lausanne.

Monsieur Botrè, on parle souvent d’addiction au sport mais qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Quelle différence y a-t-il entre un féru de sport et quelqu’un qui souffre d’une addiction?

Les termes «addiction» et «dépendance» sont souvent utilisés comme des synonymes dans le langage courant.  Mais en réalité, la «dépendance» est une forme plus légère d’«addiction» (ou l’«addiction» une forme plus lourde d’une «dépendance»). Fondamentalement, la dépendance consiste en un fort désir de quelqu’un ou de quelque chose (une personne, une substance, une activité), avec la présence d’un état de manque ; tandis que l’addiction est caractérisée par la recherche compulsive de cette «chose», et son exposition continue, son utilisation malgré les conséquences néfastes. En résumé: la dépendance peut être réversible, l’addiction est quant à elle une maladie chronique. Les termes se référaient à l’origine à la dépendance et à l’addiction aux drogues. Aujourd’hui, ils sont aussi utilisés pour indiquer d’autres formes de dépendance/addiction.

 

D’un point de vue biologique et psychologique, qu’est-ce qui rend le sport addictif?

Sans être trop simpliste, la dépendance vis-à-vis d’une activité physique (vigorexie ou bigorexie, addiction à l’exercice, frisson de la compétition/sport extrême) est médiée par des processus biochimiques impliquant des neurotransmetteurs. En simplifiant à l’extrême: la dopamine et les endorphines pour le bien-être durant l’entraînement ou la séance de sport, et l’adrénaline lors de compétition et de sports extrêmes.

 

Les formes de dépendances au sport ne sont-elles pas considérées comme moins graves par la société?

C’est un point essentiel : non seulement elles sont considérées comme moins graves, mais lorsqu’elles évoluent vers un état pathologique, il est plus difficile de les diagnostiquer. En simplifiant à nouveau à l’extrême : l’anorexie - ainsi que l’obésité sévère - est (très correctement) perçue comme un problème lourd, alors qu’un corps athlétique (même « sur-athlétique ») est non seulement beaucoup plus acceptable socialement, mais aussi admirable. Les parents qui ont un fils ou une fille qui s’entraîne intensément pendant de nombreuses heures se sentent « plus en sécurité » que ceux dont le fils ou la fille fume, boit ou souffre d’autres formes de dépendance/addiction.

 

L’exercice fait même partie de certains programmes de rétablissement pour les personnes touchées par une dépendance. Comment l’expliquez-vous?

Si l’on se concentre sur la dimension biochimique, il s’agit principalement d’une question de neurotransmetteurs. Dans le cas de la dopamine, la plupart des drogues sont capables d’augmenter ses niveaux dans des régions spécifiques du cerveau. L’objectif est donc d’essayer de maintenir des niveaux suffisamment élevés, sans consommer de drogues. L’activité sportive peut avoir un effet positif dans ce sens. Évidemment, c’est toujours une question de dose. Pour citer le plus célèbre médecin suisse de la Renaissance, Philippus Aureolus Theophrastus Bombastus von Hohenheim, plus connu sous le nom de Paracelse, «Alle Dinge sind Gut, und nichts ist ohne Gift ; allein die Dosis macht, dass ein Ding kein Gift ist» («Tout est poison et rien n’est sans poison; la dose seule fait que quelque chose n’est pas un poison »).

Nous le citons habituellement en latin : «Sola dosis facit venenum». En d’autres termes, si vous considérez le « sport » comme une thérapie, les mêmes règles que pour tout autre médicament thérapeutique devraient s’appliquer: aucun effet si la dose est trop faible, des effets indésirables ou même néfastes si la dose est trop élevée, et la «fenêtre thérapeutique» au milieu, où l’effet bénéfique est proportionnel à la dose.

Si le sport a un potentiel addictif, n’y a-t-il pas un risque de remplacer une addiction par une autre?

Si, il y en a un. La vigorexie (ou bigorexie), se définit comme la peur d’être ou de paraître trop faible ou pas assez en forme (même si la personne est au contraire clairement assez forte, en forme et musclée) ; l’addiction à l’exercice, qui peut se développer indépendamment de la vigorexie, apparaît lorsque la pratique du sport devient centrale dans la vie, que les autres activités sont réduites au minimum, et que des «symptômes de manque» apparaissent si la personne ne s’entraîne pas pendant plus de 24-36 heures ; une autre forme est le besoin de «frisson» associé à la compétition ou à la pratique de sports extrêmes.

 

La bonne nouvelle est que la «dose» de sport qui peut produire une dépendance/addiction négative est beaucoup plus élevée que la dose de la plupart des substances psychoactives, et même si la dépendance psychologique est très similaire et dépend des mêmes neurotransmetteurs, les effets des drogues psychoactives sont généralement beaucoup plus dévastateurs pour l’organisme que ceux de «doses» excessives de sport.

Interview réalisée par Raphaël Demont et Laetitia Gern