Les mots, ni neutres ni innocents

Les mots ne fonctionnent pas comme des étiquettes. Ils ne sont ni neutres, ni innocents. S’ils fournissent de prodigieuses ressources pour la pratique du soin, ils peuvent aussi participer à la stigmatisation de certaines populations. Entretien avec Gilles Merminod, docteur en linguistique et co-auteur du livre La communication en milieu médical, paru ce printemps.

Monsieur Merminod, en tant que linguiste, comment considérez-vous les mots dans l’accompagnement médical?

Toute pratique de soin implique de communiquer. Dans ce contexte, les mots et les façons qu’on a de parler répondent au moins à deux besoins : représenter le monde et nouer une relation avec autrui. Les mots permettent de structurer la réalité et d’en faire sens. On pense par exemple aux catégories utilisées dans la pratique médicale pour identifier des problèmes et établir des diagnostics. En cela, les mots sont un véritable outil pour les professions de la santé.

Ils le sont également parce qu’ils participent centralement à construire la relation avec l’autre. Nos mots et nos façons de parler donnent des informations sur qui on est, d’où on vient ou comment on se sent. Ils peuvent aussi renvoyer l’image qu’on se fait de la personne à qui on s’adresse. On comprend dès lors qu’on est en terrain sensible: sans le vouloir, pour des raisons d’économie de temps ou par simple routine, on fait parfois circuler, au travers des termes employés, des représentations problématiques des malades et des maladies, avec des effets dommageables.

A quels effets pensez-vous?

Certaines études, réalisées aux Etats-Unis notamment, ont montré que l’emploi de certains termes tels que «drug abusers» pouvait induire des biais implicites dans la prise en charge des patients. L’usage de telles expressions s’associait chez les soignants à une tendance à voir la personne concernée comme davantage responsable de ses problèmes de santé. Or, dans le cas des dépendances, on sait bien tous les risques qu’il y a à blâmer la personne souffrante et à la rendre responsable de sa maladie. De fait, le choix des mots peut favoriser ou au contraire entraver le soin à la personne. En écho aux travaux de Déborah Lidsky-Haziza à Genève, il faut le répéter : le choix des mots n’est pas pure sémantique, il joue dans la prise en charge!

On peut évoquer un autre effet: celui du risque de chosifier les personnes. Dans les dossiers médicaux, on rencontre parfois la mention «OH» pour caractériser un patient. L’utilisation du symbole chimique de l’alcool est certes une façon économique – deux lettres – pour indiquer une dépendance à une substance alcoolique. Le sens est construit par réduction de la personne à la substance qu’elle consomme et n’est pas dénué de connotations négatives qui peuvent peser, souvent de façon complètement involontaire et inconsciente, sur la façon dont on traite le patient.

Vous avez travaillé sur la communication des sujets délicats. Que pouvez-vous en dire?

Parce qu’ils sont délicats, ces sujets sont souvent difficiles à introduire dans la conversation. Il est dès lors impératif que les soignants ouvrent l’agenda de la rencontre de soin au-delà de leurs seules préoccupations en s’assurant que le patient ait la place et se sente légitime d’aborder certaines thématiques. Sans ça, on court le risque du «syndrome du pas de porte». Le patient, alors même que la consultation a pris fin, s’engage dans une nouvelle thématique (« au fait…») sans qu’il soit véritablement possible de la traiter. Le patient n’est pas écouté comme il pourrait l’être s’il avait eu l’occasion d’aborder ses préoccupations durant la consultation. Voilà pourquoi il est essentiel de poser quelques questions ouvertes qui laissent à la personne la possibilité de s’exprimer.

Les questions d’alcool font, semble-t-il, partie de la catégorie des sujets délicats. Et les tabous qui les entourent peuvent varier selon les appartenances sociales et culturelles ainsi qu’en fonction des trajectoires personnelles. Pour les soignants, tout l’enjeu dès lors est de s’adapter aux limites de leurs patients, ceci demandant à la fois de la sensibilité et de la reflexivité par rapport à ce qui se déroule dans la rencontre. Une technique possible est celle de l’accommodation, s’adapter à la manière de parler de l’autre. Néanmoins, cette démarche peut être perçue négativement par la personne à qui l’on s’adresse et se rapprocher de faits de violence symbolique.

Pouvez-vous nous donner un exemple de violence symbolique?

Imaginons qu’un professionnel de la santé veuille utiliser un registre relâché ou familier pour se rapprocher d’une personne souffrant d’une problématique d’alcool, et dise : « Alors, on biberonne toujours un peu trop ?». Bien que l’emploi de la forme « biberonner » puisse être envisagée comme une marque de proximité, c’est peut-être là l’unique intention du locuteur, il est difficile de ne pas y voir une forme d’infantilisation (associée à «biberon») et dès lors de violence symbolique. Il faut donc être attentif à ne pas tomber dans une accommodation maladroite qui soit une grossière imitation ou qui conduise à la reconduction de certains stéréotypes et, par-là, à la stigmatisation de certaines catégories de patients.

Quand on aborde une thématique délicate, il faut prendre gardre à la forme des questions. Ainsi, une forme interro-négative (« Vous ne buvez pas souvent de l’alcool?», «Vous n’avez pas l’impression d’avoir un problème d’alcool?») ménage davantage la face de l’interlocuteur mais, en même temps, elle favorise une réponse négative et oriente ainsi la réaction du patient. Une forme interrogative (« Est-ce que vous avez l’impression d’avoir un problème d’alcool?») épargnera peut-être moins la face de l’interlocuteur mais évitera davantage le biais de la conformité sociale et laissera ainsi davantage de liberté de réponse au patient.

Quel conseil pourriez-vous donner à des soignants pour éviter l’écueil de la stigmatisation?

Le meilleur conseil que je pourrais donner, c’est celui de prendre le temps de s’arrêter, même juste un instant, pour observer la façon dont on nomme ou on catégorise ses patients et se demander si elle peut leur porter préjudice: «En utilisant ce mot, qu’est-ce que je dis de la personne que j’accompagne ou que je soigne?». Si on reprend l’exemple d’«OH», il s’agit, en somme, de faire une pesée d’intérêt entre les pour et les contre: «Est-ce que je privilégie des fonctions d’économie ou de spécification (c’est une expression à la fois courte et désignant la substance problématique) ou est-ce que je préfère éviter tout risque de stigmatisation (du fait qu’OH véhicule des connotations négatives)?». En pratique, et au-delà de l’exemple évoqué, cette pesée d’intérêt n’est pas toujours simple, et la réponse à y donner non plus. Mais il vaut la peine de le faire: les paroles d’un soignant peuvent parfois blesser sur le long terme une personne qui se trouve en situation de profonde vulnérabilité.