Retour sur 30 ans d'action dans plus de 350 entreprises

Patrick Buchard est l’un des pionniers de l’accompagnement des employés touchés par une consommation d’alcool problématique. En 1989, il crée le premier cabinet d’alcoologie d’entreprises en France. Il revient sur trente ans d’engagement au service des employeurs et des employés.

Monsieur Buchard, la problématique de l’alcool au travail vous préoccupe, quels sont les chiffres ?

 

Chaque année, 3’500 Français meurent sur les routes et on estime jusqu’à 50’000 le nombre de décès liés à l’alcool. Les politiques préventives mises en place sur la sécurité routière sont nécessaires, car chaque décès est un décès de trop. Des actions de prévention ont été menées concernant les dangers du tabac. Mais l’alcool, on n’y touche pas. Il faut rappeler que l’alcool est la deuxième cause de mortalité évitable après le tabac. Le lobby alcoolier est tellement puissant qu’il y a une omerta qui se ressent jusque dans les prises de décision de l’État.

Les dommages collatéraux des consommations d’alcool excessives sont très importants notamment dans le domaine du travail. On estime à 25 - 30 % la part des accidents du travail et l’alcool est la cause de 45 % des accidents mortels dans le monde professionnel.

 

Peut-on dire que l’alcool représente souvent un dopant pour gérer divers aspects du travail ?

 

Oui, c’est ce qu’on appelle la consommation d’acquisition. Nous avons pris en charge de nombreux malades alcooliques qui étaient « obligés » de consommer pour maintenir leur emploi et être intégrés socialement dans leur équipe. Dans ce cas de figure, il est indispensable de faire un travail avec les équipes et d’exiger de mettre en place de la prévention en lien avec la prise en charge des personnes malades. Car tant que les employés ne sont pas informés des risques de l’alcool et de la consommation sur le poste de travail, les résultats ne pourront pas être là. J’ai travaillé pour une entreprise de production de bière. Lorsque je suis arrivé, les gens consommaient sur les lignes de production et il était bien vu de boire sur le site. En plus, une palette entière de bière par an, soit un mètre cube, était offerte par l’entreprise à chaque employé. Il a fallu travailler plusieurs années dans l’entreprise afin de réussir à mener des prises en charge de façon positive et effective. Avant de monter une politique préventive au sein d’une entreprise, il est bon d’avoir déjà accompagné plusieurs employés touchés par une problématique d’alcool dans ce même lieu de travail.

 

Pourquoi le maintien du poste est-il si important ?

 

Je suis persuadé de l’importance de prendre en charge un employé avant d’en arriver à un potentiel licenciement. J’ai pris en charge bénévolement des personnes qui n’avaient plus de travail et me disaient : « j’ai tout perdu : ma femme, mon travail, mon argent, ma maison. Alors donnez-moi une bonne raison de ne pas reconsommer de l’alcool ». Lorsqu’une personne est encore en emploi, elle a un objectif. On peut lui dire que l’entreprise ne la licenciera pas si elle réussit son sevrage. Cet objectif devient alors un levier et un nouveau projet de vie.

 

Quelles sont les différentes étapes avant une prise en charge en entreprise ?

 

Avant tout, je tiens beaucoup à la notion de gentillesse, qui même si elle est bien souvent galvaudée, est une qualité indéniable dans les prises en charge. Il faut toutefois avoir une main de fer dans un gant de velours. Pour obtenir une prise en charge efficace, il faut avoir un guide, c’est-à-dire passer un contrat moral avec la personne. Sans cela, on fait n’importe quoi et on part dans toutes les directions.

Tout d’abord, nous proposons six consultations « prise de contact » durant une durée de trois semaines, c’est-à-dire deux consultations d’une heure et demie par semaine. Pour que nous puissions commencer une mission, il nous faut quatre feux verts :

 

  • celui du thérapeute (médecin et ancien malade) qui prendra en charge l’employé,

  • celui du deuxième médecin alcoologue qui suivra toute la physiopathologie de la maladie et qui mettra en place le sevrage,

  • celui du patient, qui démontre sa motivation,

  • et finalement, le dernier feu vert, c’est moi-même qui le donne.

 

S’il y a un feu orange, on ajoute deux consultations afin d’en analyser la cause. Dans le cas d’un feu rouge, on reporte la décision et de ce fait la prise en charge. Une fois que tous les feux sont verts, un contrat social en six points est signé entre le premier thérapeute et le malade. Si l’un des points n’est pas accepté par le malade ou le thérapeute, le contrat n’est pas signé. Cette procédure explique en partie notre taux de réussite de 85%. L’investissement du malade dans ce processus est obligatoire parce que quand je suis appelé, celui-ci est sur le point d’être licencié. Il faut donc sauver son poste à tout prix.

 

La particularité des prises en charge et la réussite de celles-ci se situent autour d’une permanence 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Le nombre important des rechutes dans le cursus traditionnel en France s’explique par le manque d’accompagnement additionnel. L’enjeu n’est pas le sevrage mais la vie après le sevrage. Vivre heureux sans faire usage du produit est un réel apprentissage, il faut (ré)apprendre à vivre sans le produit. La substance était présente 24 heures sur 24. De même, je crois qu’un soutien disponible en tout temps est nécessaire.

 

Pourquoi le soutien des anciens buveurs et des groupes de parole sont-ils si importants ?

 

Je ne crois pas qu’il y ait de réelle stabilisation de longue durée sans l’aide complémentaire des mouvements d’anciens buveurs, car je suis convaincu du rôle de l’identification et du parrainage. Lorsque des anciens buveurs prennent en charge les nouveaux, ils leur montrent que « ça marche ». D’ailleurs, statistiquement, on a plus de réussite que quand il y a eu une simple prise en charge médicale. Les médecins sont là pour soigner, sevrer et rétablir les gens dans un état de santé cohérent, mais ils ne sont pas aussi efficaces que d’anciens buveurs pour le suivi de la maladie et pour aider les malades à ne pas reconsommer.

 

« Les entreprises attendent encore bien trop souvent le dernier moment pour réagir »

 

Quels sont les coûts des problématiques d’alcoolodépendance pour les entreprises ?

 

Lorsque l’on fait le rapport qualité-prix et que l’on examine le coût pour l’entreprise, on réalise l’importance de la mise en place de tels processus.

Quand vous montrez à une entreprise sa perte si elle ne réagit pas, vous commencez à être sérieusement écoutés. Les banques et des comités de direction bancaires que j’ai accompagnés ont très vite compris que les chiffres nous donnaient raison. Rester dans le déni est toutefois plus simple que de mettre le doigt sur le problème. Dans le cas d’accompagnements réussis, les cadres sont satisfaits et ils s’approprient également la réussite. Ils ont tout intérêt à s’occuper de leurs salariés, il va de leur image. Dans le contexte suisse, j’ai visité plusieurs entreprises, dont une marque horlogère, qui s’occupaient des salariés d’une manière exemplaire. J’avais été impressionné par la considération des dirigeants envers leurs salariés.

 

Les acteurs professionnels sont-ils mieux sensibilisés à cette problématique aujourd’hui ?

 

Entre le début et la fin de ma carrière, j’ai vu une nette amélioration. Lorsque j’ai monté en 1989 le premier cabinet d’alcoologie d’entreprises en France, la dépendance à l’alcool n’était pas considérée comme une maladie. Il fallait trouver des consultants experts dans le do- maine de l’alcoologie et ceux-ci devaient être dans des entreprises reconnues par des médecins du travail, par les présidents directeurs généraux, etc. Les dirigeants sont aujourd’hui bien plus conscients du problème qu’il y a trente ans. Ils associent plus facilement l’alcoolisme à une maladie plutôt qu’à un vice. En revanche, les entreprises attendent encore bien trop souvent le dernier moment pour réagir.

 

Qu’en est-il des accompagnements qui se terminent par un licenciement ?

 

Il n’est jamais trop tard pour une prise de conscience et un sevrage. J’ai vu des gens arrêter de boire à la suite de leur licenciement, ce qui peut paraître complètement paradoxal. Dans ce cas, un licenciement peut être un levier pour certaines personnes. Ce qui me paraît important, c’est de considérer la durée : il ne s’agit pas simplement d’arrêter de boire mais de perdurer dans l’abstinence. Si pour les consommateurs excessifs une modération de la consommation est de mise, je suis persuadé que la seule solution pour les personnes alcoolodépendantes est l’arrêt total du produit.