Dans un café de Fribourg, à l’occasion de sa venue au salon du livre romand, la romancière suisse Pascale Kramer a répondu à nos questions. Originaire de Genève, l’auteur à grandi à Lausanne et s’est installée il y a bientôt quarante ans à Paris. Son regard sur la problématique des addictions est à la fois proche et rempli de compassion.
Pascale Kramer, quelle est votre relation avec la thé- matique du roman ?
J’ai vécu à Paris dans un foyer avec des personnes qui avaient vécu dans la rue. Beaucoup d’entre elles souffraient d’addictions. Certains colocataires étaient toujours à la rue et d’autres avaient un travail. C’était une expérience inoubliable. Accompagner des personnes dépendantes demande beaucoup d’abnégation. Pourquoi est-ce qu’on fait les choses ? Est-ce pour se valoriser ? Nos motivations sont réellement éprouvées. C’est dans ce foyer par exemple que j’ai fait face à un risque auquel on ne pense pas toujours : celui de vouloir un retour sur investissement... Je ne voulais pas faire peser mes espoirs ou frustrations sur les personnes dépendantes lorsque j’avais l’impression d’aider en vain.
Dans votre roman, le fils de la famille est alcoolique. D’où vient l’inspiration de ce personnage ?
Un homme du foyer m’a inspiré le personnage du fils, Romain. Quand je l’ai connu, il était sobre depuis deux ans et était sous un lourd traitement médicamenteux. C’était un type adorable d’une quarantaine d’années, il s’intéressait à beaucoup de choses, on allait de temps en temps avec un groupe au cinéma. J’ai réalisé qu’il y avait en quelque sorte une certaine pression de la part des gens de l’association parce que tout le monde l’appelait « notre petit miracle ». C’est lourd à porter d’être le miracle de toute une communauté, notamment de jeunes bénévoles, qui avaient envie de donner un sens à leur engagement. Il répondait qu’il ne pouvait jurer de rien et que s’il arrivait par exemple quelque chose à sa mère, qui sait s’il tiendrait... En apprenant à le connaître, je me disais « deux ans d’abstinence, c’est bien, mais qu’est-ce que c’est deux ans par rapport aux dizaines d’années encore à tenir ? ».
C’est précisément cette tension que j’ai essayé de montrer dans le livre : la torture de l’entourage de ne jamais savoir quand et si le fils fera une nouvelle rechute. Toutes ces interrogations sont tellement présentes chez les proches... Un jour, j’ai rencontré la mère de cet homme, une femme exceptionnelle. Elle m’a parlé de son inquiétude constante qu’il replonge. Et il a replongé.
L’histoire se déroule dans un milieu bourgeois. Y a-t-il une raison à ce choix ?
J’ai situé tout cela dans une famille relativement aisée. Je voulais éviter l’image d’une famille à problématique sociale et voulais montrer que cela peut arriver à tout le monde. C’est quelque chose qui vous tombe dessus... Personne ne peut être coupable de la dépendance d’un proche. Les parents non plus. Je ne voulais pas porter de jugement moral ou analytique sur le sujet. Tout d’abord car je ne suis ni médecin ni psychologue. Je voulais juste donner à voir l’impact qu’une addiction à l’alcool peut avoir sur tout un noyau familial, révéler les coulisses. Montrer aussi que les personnes dépendantes sont en quelque sorte présentes même quand elles ne sont pas là... Dans le roman, c’est le cas de Romain qui est constamment en toile de fond.
Que faire lorsque l’on fait partie des proches d’une personne dépendante ?
Je pense que c’est à chacun de trouver son ou ses moyens. Se battre à tout prix peut être frustrant mais cela peut aussi être une façon d’être dans l’action, de ne pas juste subir les choses. Dans mon roman, la mère se bat. Pour elle, ne pas se battre serait trop horrible. D’autres, comme le père de famille ou Mathilde, la plus jeune sœur, se disent qu’il faut arrêter d’y croire. Peut-être pour un peu moins souffrir à chaque rechute...
Je repense à une fille du foyer, vraisemblablement atteinte par le syndrome de Diogène (elle entassait des piles d’affaires et avait de graves problèmes d’hygiène). Elle était jeune et voulait absolument se marier, avoir des enfants. C’était obsessionnel. Elle avait rencontré quelqu’un sur internet. Du jour au lendemain, elle est partie le rejoindre dans une autre ville, convaincue qu’elle allait se marier. Elle l’affirmait à qui voulait l’entendre. Au bout de très peu de temps, l’homme en question nous a rappelés en nous disant que ça n’allait pas du tout... On savait dans quel état était sa chambre, quels étaient ses défis. Aurions-nous dû être plus autoritaires et l’empêcher de partir ? J’en ai parlé à un ami psychiatre qui m’a écoutée attentivement. Il m’a dit : « tu sais, les troubles que tu me décris sont liés à une maladie psychiatrique grave. Tu parles d’autorité, mais tout ce qui serait allé contre le désir de la jeune femme aurait entraîné une cassure ».
Je lui ai demandé ce que je pouvais faire dans une telle situation. Je n’oublierai jamais sa réponse : « tout ce que tu peux être, c’est un îlot d’apaisement ». Cette image nous a tous aidés dans le foyer. On ne peut pas tout résoudre, mais on peut être là, écouter, être ces petits îlots d’apaisement. Je trouve que c’est très beau. Cette citation vient d’un poète congolais, Gabriel Okoundji.
« tout ce que tu peux être, c’est un îlot d’apaisement »
Vous êtes engagée dans diverses causes sociales. Qu’est-ce qui vous porte ?
J’aime les gens ! Et j’aime les gens un peu marginaux. Cela me va bien d’être avec eux. Mon implication a vraiment grandi avec le temps. Quand on vit dans une ville comme Paris, on est comme obligé de faire sa part. J’héberge depuis trois ans des réfugiés. Je pense que tout le monde devrait réduire un petit peu sa zone de confort. J’ai une conviction, cela doit être très protestant : on ne peut pas sauver le monde, mais on peut tous faire quelque chose à notre niveau.
Une famille
« Peut-on empêcher quelqu’un de se détruire ? Cela fait presque trente ans que ses parents, comme son frère et ses sœurs, ressassent cette question et tentent, chacun à sa façon, de sauver Romain de lui-même. Ce fils, ce frère à la si déconcertante gentillesse, s’est patiemment abîmé, bouleversant malgré lui la vie de toute la famille. Et aujourd’hui, alors que sa sœur vient d’accoucher, tous découvrent que Romain a de nouveau disparu.
Pascale Kramer met admirablement en scène les relations fraternelles et filiales en offrant tour à tour la parole aux membres d’une famille aux prises avec l’énigme que constitue l’un des leurs. »
Résumé du site internet de Flammarion
« Pascale Kramer ausculte avec finesse une famille bourgeoise minée par l’alcoolisme. »
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